jeudi 14 janvier 2016

2 janvier 1910 Le Petit Journal



LE DRAME DE LA FOLIE DE GRADIGNAN

(dépêche de notre correspondant)

Bordeaux, 1er janvier.
Je viens de faire sur place une enquête très complète sur l’épouvantable drame de la folie qui s’est déroulé dans la jolie petite commune de Gradignan, située près de Bordeaux, au hameau du Moulineau.
Voici exactement comment se sont passées ces scènes successives d’horreur.
Dans le hameau, vivait une famille très honorable entourée de l’estime publique, composée d’un vieillard robuste, de M. Pierre LE LAITIER, âgé de 40 ans, de la femme de celui-ci, Marie, âgée de 33 ans, et de leur petite fille Marie-Yvonne, née le 14 février 1901.
Le bonheur le plus complet régnait dans le ménage ; seule la mère souffrait depuis plusieurs années de migraines périodiques. Or, jeudi soir, vers six heures, ce bonheur s’écroulait sans qu’on puisse l’expliquer autrement que par la folie.
Marie dit à sa fillette : « Tiens, bois, voilà un fortifiant ! » Et elle lui tendait un bol rempli d’un liquide corrosif ; Marie-Yvonne goûta, mais repoussa bien vite le breuvage en disant : « Maman, qu’est-ce que tu viens de me donner ; ça me brûle, ça me brûle ! »
Elle se tordait, en proie à d’affreuses souffrances et pouvant à peine parler ; elle appela cependant son grand-père : « Va, bon-papa, dit-elle, cours chez le médecin ; j’ai mal, ça me brûle ! »
Le vieillard demanda à sa fille : « Qu’as-tu fait prendre à l’enfant ? » -« Un fortifiant, répondit Marie ». Sans perdre une minute, le grand-père se rendit chez le docteur Charles LESTAGE, qui, malade, envoya son fils, Emile, également docteur, mais le vieillard arriva le premier à la maison : il constata avec surprise, que la porte de la chambre où il avait laissé la malade était fermée à clé. Il frappa et sa fille répondit par des gémissements ; elle se décida enfin à ouvrir la porte. Quand il eut allumé une bougie, le vieillard recula d’horreur ; Marie perdait le sang par la gorge et les poignets ; Marie-Yvonne était couchée sur le plancher, au milieu d’une mare de sang ; il appela une voisine, mais il était trop tard pour secourir utilement les deux victimes de ce drame : l’enfant était morte, la mère agonisait.
La mère, pendant l’absence du grand-père, avait déshabillé sa fillette, l’avait couchée sur le lit et essayé de l’étrangler avec un foulard roulé en corde, puis lui avait ouvert les veines avec un rasoir.
Lorsqu’elle avait entendu frapper à la porte, elle s’était tranché, avec le même rasoir, les veines du poignet et de la gorge.
Dès son arrivée, le docteur Emile LESTAGE constata le décès de Marie-Yvonne, puis se tournant vers la maman assise dans un fauteuil et qui murmurait : « Pardon, père, pardon ! » il lui dit de se lever : on l’aida. Alors, saisissant le bras du docteur qu’elle regardait fixement, elle fit deux pas vers la table de la chambre, prit une cafetière contenant un peu de liquide et le lança au visage de M. LESTAGE. C’était du vitriol, ce qu’elle avait d’ailleurs fait absorber à son enfant.
Le malheureux médecin fut brûlé aux joues et au front, mais les yeux ne furent pas atteints.
Le docteur Charles LESTAGE vint remplacer son fils, fit coucher la femme qui agonisait et qui mourut à dix heures, après d’horribles souffrances, tentant même de se fracasser la tête contre le mur.
C’est à ce moment qu’on s’aperçut que la morte avait caché sous le traversin un marteau, une corde et un clou qui permettent de supposer que, dans sa folie, elle avait prémédité d’étrangler ou de pendre son mari pendant son sommeil.
Ajoutons que la folle était venue acheter à Bordeaux, vendredi dernier le vitriol et l’oxalate de potasse qu’elle avait préparé pour son enfant.
 
 

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